Bienvenue dans le forum de Arameth
Bas fonds d'Arameth

L'Accord et le Désaccord

Quand on ne jure que par la nuit.
Page [1]
Détails
Sujet lancé par Agliacci
Le 21-04-1511 à 00h44
1 message posté
Dernier message
Posté par Agliacci,
Le 21-04-1511 à 00h44
Voir
 
Agliacci

Le Julung 21 Astawir 1511 à 00h44

 
Il y a ici des choses que les hommes font pour l’argent, et ce ne sont pas de belles choses. L’éthique du crépuscule n’a pas cours ici. Rien, d’ailleurs, ne prend cours ; tout semble suspendu, en flottaison perpétuelle et pernicieuse. Tout est vapeur, fumée, le trottoir vomit des ombres à tour de rues et les gens passent, porteurs du même visage aliéné à la couenne, défigurés de nuit.
Par défaut, noyée dans l’anonymat, Agliacci a résolu de leur donner un nom, à ces squales nocturnes. « Arameth », qu’elle les appelle. Et, souriante, elle fait pivoter le verre dans sa paume, insolente et superbe jusqu’à l’os. Un temps, la tydale avait pensé arrêter – de boire.

Cette idée lui était venue un peu par hasard, après la…il y a quelques semaines. L’idée lui était venue. Un temps, oui, elle l’avait vaguement suivie, intriguée. Puis elle l’avait laissé tomber. Comme ça – dans un claquement de doigt – et s’en était retournée au comptoir. Son coude s’y était niché un peu comme un oiseau dans son nid. Ça lui avait manqué. On ne perd pas ses mauvaises habitudes : on les change, c’est tout.

Elle aussi avait changé, tiens, puisqu’on en parle. Non, parce que c’est bien beau de parler du sale temps d’Arameth et des crevards du comptoir, mais ce qui compte, on est d’accord : c’est l’histoire qui va se raconter. La petite histoire dans la grande, c’est que la mauvaise habitude vivante qu’est Agliacci s’est trouvé la figure drôlement transfigurée au réveil (dans l’après-midi.) Du genre mûrie, un peu plus dure, l’éclair aux yeux, des nerfs en guise de peau, du défi dans la bouche, bref, vous voyez ce que je veux dire. Un coup de folie en somme, en train de lui ronger les vertèbres, de titiller sa cervelle – mais jamais les hommes n’ont su pourquoi certains d’entre eux étaient voués à la folie. C’est le genre de choses qui arrivent.

Et elle sourit, de toutes ses dents, pleine d’une gaieté implacable, d’un entrain sans limites. La tydale claque son verre vide sur la table, s’écarte du comptoir. Retrousse les manches de sa belle chemise blanche, répète la gestuelle apprise, et c’est là, suivez bien !, que l’histoire commence, le projectile magique –puisque c’est de ça qu’il s’agit – vient percuter les étagères derrière l’épaule du serveur. Les bouteilles éclatent, le bois se rompt, le type tombe à terre et verres et alcool se répandent au sol. Le résultat ? Beaucoup de bruit et de lumière.
Sort facile dira-t-on, mais qui a le mérite de fixer l’attention sur la silhouette fuselée de l’artiste, qui secoue négligemment la main et fait, la voix rauque et sans appel :


Les mains en l’air ! Que personne ne bouge ! Ceci est une représentation. Vous, les musiciens, jouez. Faites pas les cons, j’ai le mana facile, alors filez-moi toute la mesure ! Allez, allez, du rythme, les mollusques ! Je suis là pour la Danse. Regardez, et personne ne sera blessé !

Son projet ? Etre la meilleure. Ici, tout de suite, dans ce bar enfumé et miteux. Il faut qu’elle le fasse ; il faut qu’elle le sache ; si elle peut le faire, si elle peut, dans le temps, amener l’inextinguible et l’indicible, si elle peut, pour un temps, étreindre l’Art à bras le corps, le regarder dans les yeux et lui souffler : « Alors ? Tu peux faire mieux que ça ? Tu n’es rien, tu n’as jamais été autre chose, tu n’as jamais vécu, jamais respiré l’odeur de la pluie, jamais entendu la musique, jamais touché un homme, jamais vu la nuit, jamais connu le goût des mots, jamais écouter leurs pensées, jamais succombé à la tentation, jamais vu le sang des braves, jamais su ce que c’était que l’absence, tu n’as jamais pu danser et le plus drôle, c’est que tu ne sauras jamais ce qu’est l’humour.»
Et en cela, elle ne fait qu’agir à l’envers de la folie qu’on lui a apprise.

Intransigeante, la silhouette escalade une chaise, une table, prend position sur le comptoir, lâche chignons et vestes, débute un pas de quatre, comme un serpent qui danse, une femme de braise. Lâché, demi-plié, tombé, reprise, pas de chats, les poignets déliés, les chevilles comme cassés, contretemps, sissone, toujours la sissone ! et les pirouettes fouettées ! Son grand démon, spectre des cours de danse de l’Amphithéâtre. Ce n’est pas très conventionnel pourtant ce qu’elle fait là. Si la danseuse batifole avec la technique, elle embrasse à pleine bouche le sensuel et l’imprévisible, l’entrain des désespérés et la grâce des intouchés. Sa nuque lui paraît lourde, l’univers décalé, et elle danse comme une sauvage sans lendemain au fin fond des bas-fonds. Pas d’économie, pas de superflu, pas de fioriture : ciseler, ciseler, ciseler dans le geste et le flux. Tout a été calculé pour être défait et consumé. Tout a été appris pour être désappris. Et au bout de l’absurde, au bout de la quête, au bout de l’essence, ce qu’il y a, vous voulez le savoir ? c’est cette danse qui se moque de tout, même de l’Art. Sans retour. Comme, je ne vous apprends rien : tous les matins du monde.



Comme si c'était la dernière fois. La première fois.

Page [1]
Vous pouvez juste lire ce sujet...