*** Les venelles et traboules de la ville sont de véritables repères de vicieux individus ou de pauvres hères en détresse. Pour ma part c’est un vivier de gueules cassées et une galerie de portraits de cour des miracles.
Évidemment aller vagabonder dans ces ruelles étroites demande une certaine préparation.
Je m’apprête donc une semaine durant avant de faire une expédition dans le cloaque de la ville.
Sept jours sans ablution est le minimum pour obtenir cette exhalaison musquée et, disons le, ignominieuse qui me grimera en clochard des bas fonds. Je ressors ma capeline de son coffre scellé au goudron, tant le parfum méphitique est insupportable et je la revêts en plissant le museau. Les manches en sont assez larges pour que je puisse dessiner sans avoir à sortir le carnet au regard de tous.
Je ne m’encombre pas, comme on pourrait le penser, d’armes car elles pourraient être utilisées contre moi plutôt que pour assurer ma protection. Je suis un bien piètre combattant.
Dubulb' dit :
Mou : t’es meilleur à la course à pieds.
Grmmmmll...
Cette fosse putride est bien le seul endroit où mon physique tordu ne me dessert pas.
Je suis chez moi parmi les unijambistes, les blessés de guerre ou les bossus. On hésite parfois à s’en prendre à une créature comme moi car je sais faire pitié le moment s’en faisant sentir ; et si d’aventure des maraudeurs passent la barrière de compassion du tout un chacun, mon odeur se charge d’élever un rempart infranchissable entre eux et moi.
Une fois ces précautions prises je peux mettre la truffe dehors et me diriger rapidement vers ce quartier mal famé. En général je me poste dans un coin reculé mais facile d’accès et j’attends. Parfois toute la nuit sans trouver âme qui vive.
Parfois entre les volutes de brouillard matinal, alors que je me décidais à rentrer bredouille, apparaît un nelda courbé, le pelage collé par quelque liquide poisseux. Il affiche ce regard perdu entre les limbes de la nuit mourante, une nuit éthyle, brutale, harassante, et la brume d’un matin prometteur. Il a la démarche d’un marin sur le pont quand le grain fait des siennes. Il titube mais ne tombe pas. Il maitrise le déséquilibre comme un grand maitre chromatique maitrise instinctivement la quantité de pigment d’un incarnat qui ne doit pas être vermillon.
Voilà pourquoi je suis là. Attention l’instant est fugace. Je ne dispose que de quelques secondes pour en extraire l’essence. Quelques minutes s’il décide de se vidanger au coin de la rue. Je trace rapidement les grandes lignes de construction qui figurent son corps. Dessiner sans regarder ses mains cachées par les pans de sa capeline n’est pas aisé mais j’ai fini par en saisir la technique. Voilà je me concentre sur sa posture à défaut de son visage.
Je me cantonne au portrait quand je suis au « Luthier sans tête » avec un café brulant. Café qui me sert de carburant et de lavis pour ajouter de la couleur au croquis.
Une fois les tuteurs de graphite tracés, j’habille le quidam de chair grise. Une ombre là, une trainée ici. Il va disparaitre entre deux bâtisses délabrées. Je le regarde une dernière fois. Une fois seul j’annote mon croquis de références de couleur qui me serviront de retour à l’atelier.
Je rentre enfin chez moi dans les premières lueurs de l’aube, satisfait de ce nouveau locataire, prisonnier de sa geôle de papiers reliés.
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