*** Dis-je alors que nous passions les pans de la Shamesha. ***

*** Shuuno laissa son regard vert-mousse couler lentement vers le mien pour le croiser. Il n'y avait aucune sévérité dans ses yeux, aucune rancœur, rien que la paix et le détachement. Il parla alors de sa voix si particulière, résonnante comme une pierre frottant la surface rocheuse d'une grotte ensablé. ***

*** Il était sincère ? Avait-il comprit ma réaction ? Je n'en étais pas certaine mais pourtant, il ne semblait pas mentir. Non, Shuuno détestait le mensonge ! ... Oui... Avec toute la portée que peut avoir ce mot pour un membre de l'Ordre... ***

*** Il se détourna de moi et s'apprêta à s'enfoncer dans le brouillard qui entourait toujours la Shamesha et les quartiers environnant de son étrange voile de mystère. Dans le même temps, il me coupa comme s'il avait deviné mes paroles et dit d'un ton indéfinissable. ***

*** Comment ça ? Pourquoi serait-il désolé ? Ce n'est pas lui qui a fait une esclandre. Je ne voulais pas être agressive avec cette gardienne et je suis sûr qu'elle faisait cela dans l'intérêt de l'Ordre et pour permettre à Shuuno de rêver sans devoir aller au marché racheter de la carnine. Mais... Mais... Cela signifiait qu'il ne sortirait plus de la Shamesha, qu'il ne rencontrerait plus de personnes à qui parler et qu'il finirait sûrement par se perdre dans le Songe... Loin de moi... Je n'avais pas pu l'admettre.

Nous parcourions alors les quartiers enfumées. Ces derniers procuraient toujours une étrange impression d'être toujours dans le Songe. Du moins, c'était ce que Shuuno avait un jour expliqué. Il disait que cela offrait un réveil progressif au sortir de la transe. Il disait aussi que c'était dans ces instants qu'il percevait le mieux les étranges sculptures et peintures qui ornaient les murs de la cité nemen. Ils avaient été faits par ses ancêtres, c'était une façon d'exprimer leurs rêves et de laisser un témoignage de ces derniers aux générations suivantes. ***

*** ***

*** Soudain, un léger croassement perturba le silence des lieux et nous tira tous deux de nos pensées. Nos regards attirés, à l'unisson, fixèrent alors la silhouette d'un oiseau sombre perchés sur le haut d'une statut représentant une étrange chimère aquatique. Il était très inhabituel de voir des animaux de cette sorte dans la ville.

Le corbeau croassa à nouveau en battant doucement des ailes tout en nous regardant de profil. Je regardais Shuuno et fut étonné de voir que ses yeux normalement troublés par la transe commençaient à reprendre vie. Je devinais alors que quelque chose étaient entrain de se passer.

Je laissais mon regard tomber sur la chimère aquatique que le volatile surmontait. On aurait dit un long serpent de mer jaillissant de la surface de l'eau, la gueule grande ouverte, poussant un rugissement bestiale dardant le ciel d'un regard de prédateur. Quelle œuvre étrange...

C'est alors que l'oiseau ouvrit ses ailes et plana doucement jusqu'au rebord d'un banc de pierre bordant la petite place. Nous le suivions du regard. Il semblait nous inviter de ses yeux couleurs des abysses à nous asseoir.

Shuuno parut comprendre le message et s'approcha de la créature. Mais étrangement, sans que je comprenne véritablement pourquoi. Il s'assit sur le banc sans lui prêter attention. L'oiseau s'envola à nouveau et en quelques battements, se retrouva de nouveau sur le sommet de la statue. Mon compagnon ne le suivit pas du regard cette fois-ci, comme-ci la chose avait été entendu.

Je restais silencieuse, comprenant que quelque chose se jouait désormais et que je ne devais pas intervenir. Le nelda sombre tira sa pipe de sa besace, ce qui lui restait de carnine et commença son rituel. C'était une des rares choses ou l'on pouvait le voir faire preuve d'une grande concentration et d'une grande attention. C'était un instant précieux et important qui le coupait du reste du monde.

Enfin, il finit par l'allumer, il l'a porta à sa gueule et commença à fumer. Ses yeux vert-mousses fixèrent l'oiseau et la statue avant de se voiler et de se perdre doucement entre Songe et Mensonge. La massive silhouette de mon compagnon se plongeait dans l'immobilisme le plus total. Bientôt, il ressemblerait aux nombreuses statues et œuvres présentes dans la cité, il ferait parti de son décor. ***

*** Le regard de Shuuno n'alla pas immédiatement vers le Témoin. Il continuait à fixer la statue. Mais signe que sa conscience était encore là. Il répondit sans hésiter un instant au tydale qui venait de lui parler d'un nelda encore neuf et hésitant. La voix du rêvant était égale à elle-même, peut-être encore plus détacher qu'avec moi, lointaine, comme venant d'un autre monde. ***

*** Enfin, ses yeux vert-mousses se tournèrent vers l'individu qui venait de l'aborder. Je me cachais doucement derrière l'imposante silhouette de mon compagnon. Ce tydale, avec cette apparence si étrange et si sombre me rendait nerveuse. C'est pour cela d'ailleurs, que je n'osa pas répondre à ce mou peu éduqué. Au contraire, Shuuno semblait l'ignorer. Ce dernier reprit d'un ton légèrement plus présent mais toujours monocorde. ***

*** Le Rêvant retourna son regard vers la statue et sembla de nouveau s'éloigner de la surface de la conscience. ***

*** A nouveau, Shuuno faisait face au décalage qui existait entre les factions poussiéreuses. Mais cette fois-ci, je fus étonné de voir qu'il était enclin à faire un effort pour se mettre à porter. Pourtant, cet individu était bien moins "accueillant" que les Confrères ou même bien moins "amusant" que Bakean. Ainsi donc, le rêvant répondit aux questions de l'interlocuteur avec le ton didactique qu'un professeur utilise quand il parle a un Moush'tin. ***

*** Le regard du nelda sombre s'éclaircit légèrement alors qu'il va vers le corbeau. ***

*** Ses yeux vert-mousses naviguaient doucement vers la statue qu'ils caressent nonchalamment. Sa voix grave et profonde reprit de la distance. ***

*** Shuuno parut alors s'enfoncer dans l'inconscience. Ils murmuraient des questions d'un ton de plus en plus bas, à lui-même. ***

*** Puis, il sembla se rappeler la présence du tydale. Il redressa légèrement sa silhouette qui s'affaissait et porta sur l'individu un regard paradoxal ou l'on pouvait lire autant un lâche détachement qu'une profonde volonté. ***

*** ***

*** Shuuno acquiesça par deux fois puis son regard vert-mousse s'arracha doucement de celui du tydale pour glisser de nouveau vers la statue. Cette dernière semblait décidément l'intriguer. Il ne répondit rien d'autre. Sans doute pensait-il s'être expliquer assez longuement et ne voyait-il pas de raison de poursuivre.

Le silence environnant la Shamesha les entourait désormais. Dans le brouillard, les ombres prenaient d'étranges formes, le monde semblait se mouvoir à la limite entre le Songe et le Mensonge. Le ciel n'était plus visible. Seules les silhouettes indistinctes des tentes, des statues, peintures et autres gravures environnaient les deux poussiéreux. Parfois, à la limite du champ de vision, pour les plus alertes, on devinait un mouvement. Mais, ce n'était qu'une œuvre inanimée qu'on trouvait à la place. C'était ici le cœur de Korzyne, ici que se tenait l'une des portes vers le Songe. ***

*** Pensais-je alors en jetant un regard inquiet à Shuuno mais ce dernier n'avait pas bougé d'un poil. Ses yeux verts-mousses fixaient toujours la statue avec ce mélange entre concentration et détachement. Sa gueule s'entrouvrie pour laisser échapper une parole sourde, comme un soupir. ***

*** Un éclair apparu un instant dans le regard du jeune nelda sombre avant de s'évaporer comme si cela n'avait été qu'un rêve fugitif. Il finit par tourner les yeux vers le tydale puis parla avec une étrange raideur dans sa voix grave. Elle n'avait plus rien de lointaine, de pâteuse ou d'égarée. Elle raisonnait d'une conviction profonde et ancrée dans l'être qui l'a prononçait. ***

*** Puis son regard se voila de nouveau et se perdit sur la statue, son timbre se revêtit de nouveau d'un voile à mesure qu'il s'abimait dans l'observation de la créature de pierre. ***

*** Son regard se perdit totalement, sa voix ne devint plus qu'un murmure à peine audible, sa silhouette s'affaissa. ***

*** Nous regardions silencieusement le Témoin. Je devais reconnaître que ca Foi n'avait rien de factice et qu'on pouvait entendre son cœur battre alors qu'il sentait la possibilité que la statue soit un Signe de son Dieu. Il était touchant d'observer cet élan de ferveur mais Shuuno demeurait perplexe.

Son regard restait fixé sur le tydale depuis qu'il avait remit en question le réel rôle du S'sarkh dans le Mensonge. Dans ses yeux, on pouvait lire une intense réflexion mêlée d'un grand détachement pour la scène présente. Enfin, il éleva la voix grave et lente, pesant ses mots comme s'ils valaient des vies. ***

*** Je m'étonnais du comportement de mon compagnon. Comme à son habitude, il était motivé par un plan bien à lui et il était toujours très difficile de le deviner. Mais, au fur et à mesure de notre vie commune, j'avais appris à lui faire confiance là ou avant, je craignais ses réactions. Shuuno reprit d'un ton plus léger mais toujours aussi monocorde. ***

*** ***

*** Bizarrement, malgré la Foi et la force de conviction du tydale, les yeux vert-mousses de mon compagnon se teintait toujours davantage d'indifférence. Il parut terriblement lointain quand l'interlocuteur eu terminé et lui demanda s'il avait compris son point de vue. A tel point que cela m'étonna de voir Shuuno lui répondre si vite. J'avais pourtant l'impression qu'il dormait, les yeux ouverts. ***

*** Finit-il par répondre d'un ton mystérieux avant que son regard ne retombe sur la statue. Il parait prendre un instant de réflexion supplémentaire. ***

*** Dit-il avant de fixer à nouveau le tydale d'un regard presque étrangé. ***

*** Il revient à la statue en murmurant. ***

*** Shuuno répondit toujours avec ce détachement profond, comme ci la discussion ne l'intéressait pas tant qu'avant. ***

*** Il quitta la statue du regard et fixa un point inexistant dans le mensonge. La conversation semblait le lasser, le décevoir. Sa silhouette se ramassait alors qu'il laissait échapper quelques ronds de fumées de sa pipe. ***

*** Puis son regard glissa enfin dans celui du tydale, le rêvant semblait hésiter à dire quelque chose. Comme ci le simple fait de l'énoncer allait être déjà dommageable aux deux personnes présentes. Mais soudain, ses yeux vert-mousses se fixèrent et une volonté presque palpable y naquit. Il formula alors quelques mots qui devait résumer sa pensée, le ton sa voix était comme le son déchirement du roc qui glisse sur la falaise abrupte. ***

*** Je fus étonnée de voir mon compagnon retirer sa pipe de sa bouche pour l'éteindre et la nettoyer. Il demeura silencieux un instant, tout à son œuvre, le temps semblait s'écouler sans que le nelda se sente concerné. Enfin, il finit par répondre au tydale d'un ton absent, comme pour lui-même. ***

*** Le rêvant ouvrit sa besace pour y ranger sa pipe et il se leva, redressant sa haute silhouette sombre. Il jeta un dernier regard à la statue comme pour lui délivrer un message muet puis il s'apprêta à se détourner pour descendre vers les portes de la ville et le marché. ***